Y’en a un peu moins, je vous le mets?

« Nous ne pourrons pas verdir la totalité de l’économie dans les pays à hauts revenus à travers ces logiques de croissance verte qu’on a appliquées au cours des vingt dernières années. (…) Le mot d’ordre est désormais à la sobriété, mais je préfère parler de «décroissance», peut-être pour être un petit peu plus provocateur, mais aussi pour appeler un chat, un chat ».  – Timothée Parrique, Le Soir, 4 Oct. 2022.

Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour remettre en cause notre modèle économique guidé par la croissance. Certains vont plus loin: il s’agirait même de le faire “décroître”. Si l’idée date déjà des années 1970  (on se souvient du Rapport Meadows du Club de Rome) , elle a actuellement le vent en poupe, notamment suite à l’identification des limites planétaires et de leur quantification. Nous devrions, dès lors,  produire, consommer et finalement posséder moins.

Au-delà des débats économiques, politiques, voire philosophiques sur cette question, se pose la question des mots utilisés. De nombreux partisans de cette approche, dont Timothée Parrique, souhaitent utiliser – de manière apparemment rationnelle et logique – , les mots qui décrivent précisément ce phénomène. Ainsi mentionnent – ils principalement le mot «décroissance». On parle également, au niveau individuel de  «sobriété» ou de «frugalité choisie».

Dans notre esprit, la « croissance » va vers le haut. De la même manière, la «décroissance» va forcément vers le bas. C’est un souci.

Et si nous ne voulions pas du chat ?

Les recherches du linguiste américain Georges Lakoff apportent un éclairage utile sur cette question.

Framing et décroissance

Le mot “framing”, souvent traduit par “cadrage” en français, est généralement utilisé pour parler d’une manière d’aborder un sujet, de choisir un angle de communication. Dans les travaux de G. Lakoff, le “framing” est l’utilisation de mots ou de métaphores, explicites ou implicites, visant à activer des “frames” – structures neuronales déjà présentes dans nos cerveaux –  en vue de générer des associations d’idées qui donnent un sens à une situation.

Faut-il ou non utiliser le mot “décroissance”? Deux éléments des recherches de Lakoff me semblent pertinents.

D’une part, Lakoff a mis en évidence l’importance de « métaphores primaires » dans la structure du langage. Il nous dit «les métaphores primaires se forment lorsque deux expériences de type différents se passent régulièrement en même temps et activement en même temps deux parties différentes du cerveaux, encore et encore. (…) Les métaphores sont des structures mentales qui sont indépendantes du langage, mais peuvent être exprimées par le langage » (Lakoff, G. 2009. The Political Mind).

Ces métaphores  primaires sont constituées pendant l’enfance, par exemple lorsque nous faisons les expériences suivantes: lorsque nous remplissons notre verre, le niveau de l’eau monte. Nous faisons alors l’expérience que  l’abondance va vers le haut . Lorsque nous avançons, notre corps se déplace devant nous. Nous expérimentons le fait que le mouvement est une « progression » vers l’avant. Le passé est ainsi “derrière nous”, et le futur naturellement “devant”.

Ces expériences répétées, nous dit Lakoff, “créent dans notre cerveau ces métaphores primaires, qui combinées forment des métaphores conceptuelles. Les neurones activés simultanément se connectent et finissent avec le temps par former des connexions neuronales durables. » Les métaphores ne sont donc pas des jeux de symboles abstraits, mais bien des résultats de nos expériences physiques.

D’autre part, Lakoff s’est intéressé à la moralité en politique. Selon lui, la moralité a fondamentalement trait au bien-être: « nos cerveaux sont connectés de manière à produire des expériences de bien-être et de mal être. Les mécanismes de jugement moral sont liés aux mécaniques des émotions positives (bien-être) et négatives (mal-être) : la joie et la satisfaction ou la colère, la peur, l’anxiété et le dégoût. » Il ajoute: « Les métaphores primaires liées à la moralité et au bien-être naissent également d’expériences positives. (…) Par exemple, nous nous sentons mieux lorsque nous nous tenons debout. Dès lors, la moralité est « droiture », «la hauteur ». L’immoralité est « la bassesse ». On peut aussi se tenir «au-dessus de tout reproche », ou à l’inverse « porter des coups bas » et « toucher le fond ». Nous nous sentons mieux si nous avons les choses dont nous avons besoin» (Lakoff, G. 2009).

Tout le monde descend!

Selon moi, il est possible d’en déduire que notre vision du bien-être est, le plus souvent, liée à l’impression d’avoir “plus” qu’avant et à l’idée selon laquelle le progrès implique systématiquement d’avancer, si possible vers le “haut”. Ainsi, en français, nous allons lier l’idée de réussite avec l’expérience physique -réjouissante- d’avancer. Nous disons:  aller de l’avant , gravir les échelons, progresser, tirer vers le haut, croître sans son parcours.

A l’inverse, ne pas réussir ou échouer s’exprime via des métaphores impliquant l’immobilité, ou pire, le mouvement vers l’arrière ou vers le bas. Nous disons: “stagner, faire du sur-place, pédaler dans la choucroute, être tiré vers le bas, toucher le fond, être au fond du trou”.

C’est la raison pour laquelle les détracteurs de la décroissance la critiquent – dans le discours –  en parlant de « retour en arrière » ou de « récession »: c’est le “retour” à l’âge de pierre, dynamique de régression, de perte et d’inconfort physique.

Sachant que nier un frame c’est l’activer, il est fort probable, selon moi, que le discours progressiste soit contre-productif lorsqu’il mentionne la “décroissance économique”,  la frugalité, voire même la « baisse » nécessaire des émissions de CO2.

Pourquoi?  D’une part, ces expressions activent les frames liés au bien-être selon lesquels « le bien-être est l’abondance », ou le « progrès va naturellement vers l’avant ». Ce faisant, en les activant il les renforce. D’autre part, si la moralité est liée, comme l’expose Lakoff, aux métaphores primaires de bien-être, « décroitre » pourrait même être perçu comme immoral…

Que faire ?

Convaincre, c’est bien sûr utiliser des données scientifiquement correctes. C’est aussi utiliser les mots qui génèrent des associations mentales en lien avec notre propos, nos valeurs et notre vision du monde. Celles et ceux qui souhaitent promouvoir un avenir soutenable pourraient par exemple d’explorer l’impact de mots comme :  la sobriété, la solidité, l’équilibre ou l’épanouissement. Dans le même temps, les messages mettant en évidence ce que l’on gagne (ex. co-bénéfices des mesures climat), plutôt que ce que l’on perd, sont à favoriser.

“ Y’a en a un peu plus, je vous le mets ? ”

En savoir plus?

George P. Lakoff est un linguiste américain, professeur de linguistique cognitive à l’Université de Berkeley (1972-2016). Ses recherches ont mis en évidence les interactions entre le langage et le fonctionnement du cerveau.

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